Non, pendant les quatorze années qui précédèrent
la Grande Guerre, il ne faisait pas partie de la troupe des Variétés,
éblouissante et sans égale. Il s’est consolé de cet oubli avec
le cinéma, grâce au brelan réuni par Flers et Caillavet : trois
magnifiques ganaches du répertoire de Boulevard, le marquis de
Chamarande (Le Roi, Pierre
Colombier, 1935), le duc de Maulévrier (L’Habit vert, Roger Richebé, 1937), Monsieur Champmorel,
directeur des Beaux-Arts (Le
Bois sacré, Léon Mathot et Robert Bibal, 1939). Ni la jactance
du premier, ni la muflerie du dernier ne peuvent s’oublier, encore
moins la morgue pontifiante de l’académicien, sa suffisance, son
verbiage farci de répliques cinglantes et de couplets fleuris. André
Lefaur s’est introduit tout vif dans ces marionnettes dorées que
deux écrivains de la bonne société précipitaient en pleine
bouffonnerie. Les auteurs savaient de quoi l’acteur était
capable, ils surent toujours l’employer à bon escient : Papa,
Monsieur Brotonneau, Le
Retour, Les Vignes du Seigneur… André Lefaur avait de la branche, comme
on disait alors. De fière prestance, il portait beau, satisfait de
l’ovale de sa figure, de son regard impitoyable, plus tard de son
impeccable moumoute. Venu tôt au cinéma dans un rôle antipathique
(L’Homme qui assassina,
Henri Andréani, 1912), il fit un pas avec Abel Gance (La
Dixième Symphponie, 1917) pour bifurquer vers des pochades
aimablement parisiennes dont Pière (ainsi se faisait-il alors
remarquer) Colombier était le confiseur attitré. Quand le Parlant
fut venu, l’équipage prospéra. Sa
meilleure cliente (1931, sur une idée de Louis Verneuil) lance
le comédien dans une vision futuriste des instituts de beauté. L’École des cocottes (1934) le bombarde professeur de belles manières,
et après Le Roi (1936) et
son marquis de Chamarande, Le
Club des Aristocrates (1937) le nomme baron de Taillebourg pour
un film qui ne tient pas ce que son étincelante interprétation
promet. Il avait été le premier Topaze
sur la scène (1928), il fut le premier partenaire de Danielle
Darrieux à l’écran (Le Bal, Wilhelm Thiele, 1931), juste avant de s’ébattre dans le
meilleur Feydeau (La Dame de
chez Maxim, Alexandre Korda, 1932). On va le retrouver,
indispensable compagnon d’Elvire Popesco, tant au théâtre
qu’au cinéma, d’abord parce qu’elle était l’inspiratrice
du prolifique Louis Verneuil, ensuite parce que l’effervescence de
l’une trouvait sa contrepartie dans la réserve un peu gourmée de
l’autre. D’où le succès intarissable de Tovaritch,
écrit par Jacques Deval, qui pâlit un peu dans l’adaptation cinématographique
de l’auteur (1935), que Popesco, remplacée par Irène de Zilahy,
ne put hélas assurer. Yves Mirande, solide fabricant de
vaudevilles, appelait souvent à la rescousse celui qui, dans 4
Heures du matin (Fernand Rivers, 1937), sous le nom de La
Bobine, se retrouvait à l’aube dans la vitrine d’un grand
magasin, entortillé dans une toge romaine et rescapé du Bal des
Quat z’Arts. Lors de l’enquête menée Derrière la façade (Yves Mirande et Georges Lacombe, 1938),
Lefaur, kleptomane fataliste et agile de ses doigts, dessine une
savoureuse esquisse de la gestuelle du pickpocket. Et Guitry dans ce
palmarès ? Ami et confident de Raimu lors de la création de Le
Blanc et le Noir (1922), puis filou distingué dans Un miracle (1927), où, quelques mois avant de prendre part à la création
de Topaze (Marcel Pagnol,
1928), il donnait la réplique à Pierre Fresnay, il revint quelques
années plus tard sous les traits d’un psychiatre, le docteur
Flache, moteur de la comédie Un
monde fou (1938). Au prologue de Faisons
un rêve… (1936), porté à l’écran vingt ans exactement
après sa création, il avait lancé de sa façon coutumière les
courtes interventions – vachardes à souhait – à lui réservées.
En 1939, il devint l’un des Neuf
Célibataires, Adolphe, le clochard bien tenu, qui réduit au
silence la ménagère charitable croquée par Yvonne Yma, épouse la
toute jeune personne qui cherche mariage blanc (Geneviève Guitry),
la console de ses ennuis d’amoureuse et lui fait convenir qu’il
serait pour elle le meilleur des pères. Sourire mouillé, larme
qu’on essuie vite, André Lefaur triomphe sans effort dans le
sentimentalisme, bien éloigné de ses performances habituelles. Il
y a aussi Marcel L’Herbier. Sous le madras du duc de Bouillon,
mari cocu et philosophe, il se moque de son infortune, détaille à
la loupe les gravures coquines et fait passer un souffle réjouissant
sur le destin d’Adrienne
Lecouvreur (1938). À la veille de la Seconde Guerre mondiale,
devenu Lord Clayton, confident d’Édouard VII, il combine dans les
coulisses de l’Entente
cordiale (1938) le maintien de l’Anglais racé avec les
mimiques autorisées par son passé de vieux compagnon d’armes du
monarque. Il réapparaît en 1942 dans Le Baron fantôme, fantaisie qui flirte avec le rêve, ravissante
collection de gravures romantiques présentées par Jean Cocteau et
Serge de Poligny. Il prête sou autorité et sa roublardise à
Eustache Dauphin, vieux malin qui, profitant de son nom, abuse la
bonne société de province en se prétendant le fils de Louis XVI
évadé de la prison du Temple. Composition minutieuse et réussie
d’un acteur inspiré, qui endosse encore, avant de disparaître
des écrans, du jour au lendemain, les fonctions et la charge de
famille nombreuse de l’aimable libraire des Petites
du quai aux Fleurs (Marc Allégret, 1943). Rompu à toutes les
ressources d’un étincelant passé théâtral, il se mesurait sans
crainte aucune à Raimu, à Saturnin Fabre, à Jules Berry, à
Victor Boucher, à Marguerite Moreno, à Gaby Morlay, à Elvire
Popesco, en somme, à tous ceux qui apportaient à leurs
compositions le sel d’un talent rare et d’un métier sans
faille, entretenu, étalé et toujours surprenant. Raymond
Chirat.
Extrait
de
Ceux de chez lui ou le Cinéma de
Sacha Guitry et ses interprètes – Volume 1 |