De
1931 à 1938, sept années de travail incessant et harassant au côté
de son illustre époux épuisèrent peu à peu l’énergie de cette
ravissante brune aux yeux bleus et au sourire irrésistible. On la
vit alors dans onze films et, sur scène elle mit son élégance
reconnue au service d’une vingtaine de rôles soit créés, soit
repris. Elle rêvait d’une certaine liberté qu’on lui refusait
et finit par s’envoler de la cage dorée où Sacha
l’emprisonnait. Palmarès éblouissant que le sien mais qui ne
convainc pas tout le monde, aujourd’hui encore. Récemment apparut
une intéressante plaquette, signée Jean-Laurent Cochet, dont on
connaît l’amour qu’il porte à l’œuvre de Guitry. Il sait en
extraire les sucs et remettre en pleine lumière des textes oubliés.
Dès qu’il évoque l’apparition de Jacqueline, le ton change.
Cochet se hérisse, ajuste ses flèches et les décoche. Les films
de Guitry sont délicieux, « mais il y a Delubac. » Haro
sur celle qui prétendait succéder à la volage Yvonne Printemps.
L’exécution est implacable : « Des yeux vides, un timbre mièvre,
une articulation niaise », enfin « l’impression
qu’elle donne de ne pas comprendre ce qu’elle dit est si
poignante qu’on en vient facilement à se dire qu’elle ne
comprenait effectivement rien. » On s’étonne alors de
l’influence qu’elle eut sur l’orientation cinématographique
de Sacha. C’est elle qui exhorta l’écrivain à tenter le pari
de propager son nom hors des limites boulevardières et parisiennes,
de révéler l’intelligence d’un travail que critiques et cinéastes
évaluaient d’un œil torve et contestaient avec entêtement. Hésitante
mais courageuse lors de ses premières apparitions, elle
s’aguerrit suffisamment pour effacer l’image (uniquement théâtrale)
d’une Yvonne Printemps hyper idéalisée mais déjà tributaire de
son âge, soumise de plus aux créations de Jeanne Lanvin, d’une
haute couture un peu surannée, et abusant dans son jeu de tout un
arsenal de minauderies, battements de cils, regards chavirés, voix
mouillée et petits émois. La revoir dans Trois
Valses, dans La Valse de Paris ou dans Je
suis avec toi est une épreuve. Avec cela, acariâtre, et
rancunière, et grippe-sou. Elle chantait, certes. Rossignol elle
fut et le resta. Le disque permet de ressusciter l’enchantement
sans qu’on soit obligé de déplorer un nez de tapir comme le
souligna en son temps un méchant critique. Et les autres épouses ?
Charlotte Lysès, inconsolable de l’abandon de son amour de
jeunesse, se replia glorieusement sur les pièces d’Alfred Savoir.
À l’écran, déjà douairière, elle maniait et ajustait des
faces à mains. Glissons sur les capricieuses apparitions de Geneviève
de Séréville devenue la quatrième madame Guitry qui s’ennuyait
tant à jouer la comédie que peu à peu son époux dut renoncer à
l’employer. Quant à la glaciale mais dévouée Lana Marconi elle
se soumit de bonne grâce aux désirs de son mari : dansant
(mal) et chantant (plus mal encore) la rumba du Trésor
de Cantenac, ou affrontant le Tribunal révolutionnaire sous le
bonnet funèbre de Marie-Antoinette. Elle sut pourtant, un jour,
lancer quelques répliques pétillantes dans La
Vie d’un honnête homme : c’était peut-être une
comique incomprise. Le jeu de Jacqueline Delubac, en revanche,
exhalait un souffle léger, moderne pour l’époque, qui rafraîchissait
le texte rigoureusement rythmé et cadencé que les comparses
s’appliquaient à reprendre sur le même ton. La surprise des
spectateurs une fois dissipée, le malicieux courant d’air permit
à Jacqueline de prouver que son talent ne résidait pas seulement
dans ses toilettes. La joueuse exquise mais malchanceuse du Roman
d’un tricheur (1936), la servante mutine mais maladroite du Mot de Cambronne (1936), la Marie Stuart pathétique mais digne des Perles
de la Couronne 1937) revivent toujours pour le prouver, de même
que la jolie blanchisseuse de Bonne
Chance ! (1935), la capiteuse patronne de Désiré
(id.), la journaliste charmeuse de Quadrille
(id.), la pythonisse malicieuse de Remontons
les Champs-Élysées (1938) et l’élégante entôleuse touchée
par l’amour de L’Accroche-cœur
(Pierre Caron, id.). En 1994 un album 1 rendit hommage à
son élégance racée et chatoyante. Elle en écrivit la préface,
les commentaires et révéla finalement la lettre que son ancien
compagnon lui avait adressée en 1946. Alors en clinique, solitaire
et désabusé, il espérait sa visite. Elle consentit, et Sacha
touché de la revoir lui proposa de reprendre la vie d’autrefois
et de se marier avec lui. Ayant orienté définitivement sa propre
existence elle refusa. Quelques temps après il lui écrivit :
« Je pense si souvent à toi que je ne vois pas pourquoi je ne
te dirais pas le fond de ma pensée. Cette entrevue a ranimé les
souvenirs qui tous sont délicieux. Ta beauté, ta droiture, ton élégance
extrême et ton intelligence, tout cela m’est apparu de nouveau
l’autre jour et j’ai trouvé tes yeux plus jolis que jamais. Ton
attitude réservée était elle-même un témoignage exquis de tact
et de pudeur. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve mais je
te demande de bien vouloir te souvenir qu’en toutes circonstances
tu peux compter sur moi… » On peut répéter alors ce que
Guitry a dit lui-même : « Je crois qu’après ce mot on
peut tirer l’échelle et fermer le rideau » 2. RC
Raymond
Chirat.
1.
Dominique Sirop, L’Élégance
de Jacqueline Delubac, Éditions Adam Biro, 1994.
2 .
Le Mot de Cambronne, 1936.
Extrait
de Ceux de chez
lui ou le Cinéma de Sacha Guitry et ses interprètes – Volume 1
(De Pauline Carton à Howard Vernon). © Armel de
Lorme & Raymond Chirat, 2010.
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