L'@ide-Mémoire

ENCYCLOPÉDIE DU CINÉMA FRANÇAIS

Madeleine Barbulée

 

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Dictionnaire des comédien(ne)s
 

 

Aucune comédienne probablement n’a autant mérité le qualificatif d’" attachante " que Madeleine Barbulée. Longtemps, les gens de la profession, qui l’adoraient, ne l’ont désignée autrement que sous le sobriquet affectueux de " Barbulette ", lequel, il faut bien l’avouer, lui allait comme un gant. Venue sur le tard au cinéma, Marie-Madeleine Eugénie avait vu le jour à Nancy (Meurthe-et-Moselle) le 2 septembre 1910 au sein d’une famille catholique et bourgeoise 1, et en parallèle à des études secondaires et universitaires, y avait suivi des courts d’art dramatique au conservatoire local, dont elle était sortie nantie d’un premier prix de comédie et de diction. Passionnée de théâtre depuis son plus jeune âge, elle n’en intègre pas moins un temps l’Éducation nationale, qu’elle finit par plaquer, au milieu des années 30, pour suivre, durant un an, la vie itinérante des Comédies Routiers de Léon Chancerel. Ses camarades se nomment alors Jean-Pierre Grenier, Olivier Hussenot et Maurice Jacquemont, qu’elle retrouve à la Libération au studio des Champs-Élysées, dont Jacquemont est, entre temps, devenu le directeur. Participant à la création de nombreuses pièces sous la houlette de ce dernier, dont Les Gueux au paradis et La Casa de Bernarda Alba, elle devient dans le même temps l’un des principaux piliers de la Compagnie Grenier-Hussenot, puis l’une des interprètes de prédilection de Jean Anouilh, dont elle crée notamment La Valse des toréadors, L’Invitation au château et Les Poissons rouges. En parallèle, elle se fait connaître comme auteur de pièces pour enfants, dont les titres, un rien désuets, laissent songeurs : Oncle Sébastien, Séraphine, Capucine… Les hasards de l’existence lui font bientôt rencontrer Isabelle Kloucowsky, ex-vedette du muet et des débuts du parlant reconvertie depuis peu dans ce qu’on appelle alors " la représentation d’artistes ". L’ex-élève de Dullin, touchée par l’amour du métier dont Madeleine ne cesse un instant de faire preuve, la prend aussitôt sous son aile (" Presque tous les comédiens sont malheureux lorsqu’ils ne travaillent pas, mais dans le cas de Madeleine, cela prenait parfois des proportions dramatiques : elle ne vivait que par et pour son métier, n’était véritablement heureuse qu’en scène ou sur un plateau de tournage. Je me rappelle même l’avoir vue pleurer lorsque d’aventure un rôle, fût-il infime, lui passait sous le nez. Jusqu’au début des années 50, j’ai parfois dû l’imposer sur les tournages, on me répondait qu’elle n’avait pas vraiment d’emploi au cinéma, mais une fois passé le cap de la quarantaine, les choses se sont arrangées pour elle, on s’est mis à la demander de plus en plus fréquemment, et en parallèle à ses activités théâtrales, elle n’a jamais plus quitté l’écran " 2). De fait, Madeleine Barbulée s’impose rapidement comme le grand second rôle féminin de la décennie 1950-1960, qui la verra cumuler sur cette seule période près de 70 apparitions. Appréciée de Noël-Noël comme de Jean Anouilh, elle doit au premier (Parade du temps perdu, 1948) ses premiers pas à l’écran, au second deux incursions remarquées chez Jean Grémillon qui la distribue successivement en cousine de Paul Bernard (Pattes-Blanches, 1948) et en grande sœur de Roland Alexandre (L’Étrange Madame X, 1950), avant de lui confier lui-même un petit rôle, a priori coupé au montage, dans son second long métrage, le darkissime Deux Sous de violettes (1951). Entre temps, l’énorme succès public de Caroline Chérie (Richard Pottier, 1950) où elle campe avec intelligence et humour une sotte et bornée Mlle de Tourville, l’a imposée comme une valeur sûre de l’écran. La même année la voit servir la soupe (au propre, mais non au figuré) à Henri Crémieux, musicien obscur complétant ses fins de mois en jouant les tueurs à gages, un long rifle soigneusement dissimulé dans son étui à violon (Méfiez-vous des blondes, André Hunebelle, 1950) : prélude pour Madeleine à une kyrielle de rôles de petites, moyennes ou grandes bourgeoises soucieuses des conventions et totalement inféodées à leurs maris, que ceux-ci se nomment Marcel Charvey (Après vous… Duchesse, Robert de Nesle, 1954), Louis de Funès (La Bande à Papa, Guy Lefranc, 1955), Jacques Dumesnil (En effeuillant la marguerite, 1956), Albert-Michel (Le Grand Chef, Henri Verneuil, 1958) ou Henri Vilbert (Guinguette, Jean Delannoy, id.). Privée d’époux, elle multiplie les rosières attardées (Agence matrimoniale, Jean-Paul Le Chanois, 1951) et autres vierges sages (Papa, Maman, la bonne et moi…, Le Chanois, 1954), lorsqu’elle ne trouve pas un dérivatif à son mal de mari dans la propagation de bruits de voisinage (Thérèse Raquin, Marcel Carné, 1953). La cornette (Jeux interdits, René Clément, 1951) lui va presque aussi bien que le voile d’infirmière (Knock, Guy Lefranc, 1950), le tablier ancillaire (Frou-Frou, Augusto Genina, 1954), la robe à paniers (Marie-Antoinette, reine de France, Jean Delannoy, 1955), le réticule des douairières (Ni vu… ni connu…, Yves Robert, 1957), la mise sage des assistantes sociales (Mère abandonnée, Robert Vernay, 1956) ou les curieux bibis – arborant feuillage, fleurs et fruits des quatre saisons – dont l’affuble René Clair tout au long de ses Grandes Manœuvres (1955). Bien que sa gentillesse la voue parfois aux rôles de victimes (Suivez cet homme, Georges Lampin, 1952), voire aux morts misérables (Les Mystères de Paris, André Hunebelle, 1962), on garde essentiellement d’elle le souvenir des petites souris fofolles et décalées, parfois lunaires, qu’elle a méthodiquement alignées sur son CV jusqu’au milieu des années 80, tour à tour dame-pipi d’un palace parisien racontant ingénument à ses clients que son vieux mari aime porter des sous-vêtements féminins (L’Incorrigible, Philippe de Broca, 1975) ou romancière improvisée dévoilant au public les moindres secrets des membres de sa famille en faisant d’eux, à leur insu, des héros best-sellers (Vous habitez chez vos parents ?, Michel Fermaud, 1983), Authentique " excentrique " dans la lignée de celles et ceux qui firent les beaux jours du cinéma des années 30 et 40, elle n’a pas son pareil pour transformer en un tournemain, dès qu’elle apparaît, un troisième ou quatrième rôle en quasi-rôle de premier plan. Ainsi apparaissent Mme Roberte, l’aimable directrice de la pension de famille où Sénéchal le Magnifique (Jean Boyer, 1957) a ses habitudes entre deux tournées miteuses, Mlle Estienne, préceptrice à la patience d’ange venant donner à bicyclette des leçons particulières aux enfants du couple Marie Dubois-Maurice Garrel (La Maison des Bories, Jacques Doniol-Valcroze, 1969) ou Mlle Janvier, candidate au permis systématiquement recalée en dépit de leçons de conduites prodiguées avec une persévérance rare par Marcello Mastroianni (L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune, Jacques Demy, 1973). Deux rôles pourtant se détachent au milieu de ce palmarès digne de tous les éloges. En premier lieu, Sœur Simplice, la religieuse des Misérables (Jean-Paul Le Chanois, 1957) soignant sans la juger Fantine agonisante puis mentant, pour la première fois de sa vie (mais pour la bonne cause), afin de soustraire Jean Valjean aux griffes de Javert. Ensuite, Bordenave, la secrétaire pudibonde et dévouée de l’avocat d’En cas de malheur (Claude Autant-Lara, id.), taisant sa réprobation à la vue de la nudité somptueuse de Bardot (son ex-fille d’En effeuillant la marguerite), mais battant des mains comme une petite fille à la perspective d’entr’apercevoir une seconde la reine d’Angleterre de passage à Paris : le sublime tient parfois à peu de chose, et Madeleine en a longtemps constitué la preuve vivante. Lorsqu’elle ralentit son activité cinématographique, au milieu des années 60, elle entame une seconde carrière, presque aussi prolifique que la première, à la télévision : douairière exhibée à la curiosité publique par les spartakistes de 1919 (La Grande Vie, Lazare Iglésis, 1979), vieille fille piquée euthanasiant les barbons trop entreprenants (Les Demoiselles du Vésinet/Les Brigades du Tigre (Saison 2), Victor Vicas, 1977), sexagénaire candide pas tout à fait sortie de l’enfance (La Maison de l’Estuaire, Pierre Sabbagh, 1983), adorable fantôme dont l’esprit plane sur la demeure familiale (Bob Million, Michaël Perrotta, 1997), elle s’impose durablement auprès du grand public comme une figure de la grand-mère – ou arrière-grand-mère – idéale (Papa Poule, Roger Kahane, 1980 et 1982 ; Mémoires en fuite, François Marthouret, 2000), à égalité, jusqu’à la fin des années 80, avec Denise Grey dont elle n’a, pourtant, ni l’autorité ni le tempérament de feu. Moins volcanique mais plus discrète que cette dernière, forte de l’humilité des grand(e)s, elle n’a jamais, tout au long d’une carrière exemplaire, dévoilé le moindre pan de sa vie privée 3. Si les gens de métier savaient qu’elle habitait avec sa sœur un petit appartement de l’île Saint-Louis, c’est presque par accident qu’on a appris sur le tard son rôle actif, en pleine Occupation allemande, de résistante arpentant la France à bicyclette pour servir de " boîte aux lettres " d’un maquis à l’autre. Quittant définitivement les berges de Seine qu’elle affectionnait, Madeleine Barbulée part sur la pointe des pieds le 1er janvier 2001 4, laissant dans son sillage un parfum diffus mais entêtant de poudre de riz et de pastille de menthe, souvenir ultime d’un siècle depuis quelques heures révolu. ADL

1. Elle-même profondément croyante, Madeleine Barbulée sera inhumée, quelques jours après sa disparition, aux environs de Caen, dans une petite église normande du XVIIe siècle, qu’elle avait acquise et aménagée.
2. Propos inédits, recueillis par téléphone en 1992.
3. Si toutefois vie privée il y eut, Madeleine Barbulée s’étant volontiers présentée, tout au long de sa longue existence, comme une vraie jeune fille.
4. Elle est, de fait, la première comédienne en date à être disparue au cours des XXIe Siècle… et Troisième Millénaire.

© Armel de Lorme