L'@ide-Mémoire

ENCYCLOPÉDIE DU CINÉMA FRANÇAIS

 

 

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Dictionnaire critique
 

 

PRIX DE BEAUTÉ (MISS EUROPE)

ANNÉE PR : 1929. PAYS ORIG : France. PR : Romain Pinès. RÉ : Augusto Genina. SC : Augusto Genina, René Clair, Bernard Zimmer & Alessandro De Stefani, d’après une idée de René Clair. AD : René Clair & Georg Wilhelm Pabst. DIAL : Bernard Zimmer. IM : Rudolf Maté (N&B). CAD : Louis Née. SON : Hermann Storr (Standard Tobis-Klang Film). MONT SON : E. Kratsch. MUS : Wolfgang Zeller, René Sylviano & Horace Sheperd. AD MUS & DIR SYNCHRO : Horace Sheperd. LYR : Jean Boyer. CHAN : la chanson Je n’ai qu’un amour, c’est toi est interprétée par Hélène Régelly. ÉD MUS : Éditions Francis Salabert. MONT : Edmond T. Gréville. DÉC : Robert Gys. COST : Mlle Louise Brooks est habillée par Jean Patou. Maillots de la maison Alexandre. ASS RÉ : Edmond T. Gréville. RÉG GÉN : Fernand Lefevre. PR : Sofar Film. DIST : Sofar Location. PP : 16/05/1930. DUR : 90 mn.

AVEC : Louise Brooks [voix d’Hélène Régelly] (Lucienne Garnier), Georges Charlia (André), Jean Bradin (le prince Adolphe de Grabovsky), Henri Bandini (Antonin, le copain d’André), André Nicolle (le secrétaire du journal), Marc Ziboulsky (le manager du concours), Yves Glad [= Yves Gladine ?] (le Maharadjah), Alex Bernard (le photographe), Gaston Jacquet (le duc de La Tour-Chalgrin), Saint-Granier (le speaker), Maurice Maillot (un spectateur à l’élection de Miss Europe), Fanny Clair, Henri Crémieux, Nita Raya, Raymonde Sonny.

La récente revision (merci Patrick Brion) des trois seuls longs métrages européens tournés par Louise Brooks, comédienne touchante et actrice magnétique s’il en fût, aura constitué l’occasion – entre autres choses – de refaire le point sur le plus méconnu des trois, Prix de beauté, film authentiquement bancal et pur chef-d’œuvre.

Vision après vision (la troisième en quinze ans), Prix de beauté est à l’image de la photogénie à géométrie variable de Louise Brooks : inégal et touchant. D’un côté, une actrice objectivement mal fichue (mais pas plus que Garbo à la même époque), sublime par moments et presque laide à d’autres, dont par ailleurs Edmond T. Gréville a (méchamment) stigmatisé dans ses Mémoires l’abondante pilosité faciale et les coquards-maison régulièrement dessinés sur le visage parfait de " Loulou " par un amant du moment notoirement violent. Par chance pour le spectateur, les maquilleurs sont parvenus à faire en sorte d’éliminer, à l’image, duvet mal placé et beurre noir, sans pour autant pouvoir évacuer le principal point faible de l’actrice : des hanches trop fortes et des cuisses trop épaisses, se prêtant définitivement mal au sacro-saint défilé en maillot de bain. Par chance pour le mythe, auquel il convient malgré tout de rendre justice, c’est son visage sublimé en gros plan par le regard (amoureux ?) d’Augusto Genina que retiendra la postérité : la mort de Miss Europe, et aussi celle, d’une certaine manière, de Louise Brooks, qui une fois retournée en Amérique ne retrouvera jamais son vedettariat passé, constituent probablement (au choix) le dernier vrai beau moment du Muet en France ou l’un des premiers vrais beaux moments du Parlant naissant. Dans le fond, Prix de beauté, tourné en muet mais postsynchronisé a posteriori, plutôt maladroitement du reste, est un film hybride d’un bout à l’autre. Du Muet finissant, il a hérité son aspect trépidant, dont l’aspect volontiers languissant de la plupart des premières productions sonores, renforce encore, huit décennies plus tard, l’indéniable efficacité, malgré le jeu volontiers chargé de la plupart des interprètes, notamment Georges Charlia (" Monsieur Gina Manès ") et Henri Bandini, dont c’est la seule incursion notoire au grand écran. Chinoiseries que tout cela ? Même pas : la présence à l’écran de Louise Brooks, inégalement belle donc, doublée à la " va comme je te pousse " mais faisant preuve de la première à la dernière bobine d’un tempérament éminemment cinématographique (et de quelques longueurs d’avance sur la plupart des comédiennes de sa génération), suffit à rendre le film incroyablement moderne. Modernes encore que le propos et l’intention, opposant non stop, quatre-vingt-dix minutes durant, deux mondes aussi aliénants l’un que l’autre, là où la plupart des cinéastes auraient opté pour une vision plus radicale des choses. Le début du film (héritage allemand via la contribution de Pabst ou prescience du néoréalisme ?) fait irrémédiablement penser à celui de son exact contemporain Les Hommes, le dimanche (Robert Siodmak, 1929)… Chanson connue, bien dans l’air du temps : à une semaine de dur labeur succède logiquement un week-end de farniente et de joies simples passé entre amis, prélude à autant de semaines de travail et de week-ends entre amis… Or, dès les premières minutes, il apparaît que malgré l’amour (payé de retour) de son frustre mais gentil petit ami, la future Miss Europe, pour l’heure modeste dactylo, ne se satisfait pas plus de sa condition qu’Emma Bovary ne s’accommodait de son statut d’épouse de médecin de campagne. Premier tour de force de Genina : dépeindre, via une séquence remarquablement photographiée, tout ce que le quotidien de Louise/Lulu peut comporter de vulgaire, voire de repoussant, derrière les fameux plaisirs ordinaires bien dans l’air cinématographique du temps, du restaurant de quartier où l’on dîne faute de pouvoir s’offrir mieux à la fête foraine peuplée de visages tantôt malsains, tantôt inquiétants. Le monde ouvrier de Pabst et Genina – donc celui de Louise/Lulu – n’est pas plus celui de Jacques Becker et de Claire Mafféï/Antoinette que Georges Charlia/André (visage quelconque et ongles censément rongés) n’est Roger Pigaut/Antoine, et cela, l’héroïne le sait déjà une fois passée la (formidable) séquence d’exposition. Deuxième tour de force, lui purement scénaristique (et un rien prévisible), mais que l’écriture du panneau central du film traduit au mieux : Miss Europe, après avoir pris son destin en main, ne trouve dans la société " chic " à laquelle son récent prix de beauté vient de lui permette d’accéder, qu’un leurre glacé, prélude à de nouvelles déceptions. Si sa beauté et ses aspirations lui permettent, du moins en apparence, de se fondre dans ce monde qui n’est pas le sien, elle est trop lucide (et trop amoureuse) d’André pour céder, une fois au pied du mur, aux sirènes longtemps appelées de tous ses vœux. Troisième et dernier tour de force : retournée volontairement à son quotidien pour l’amour d’un homme qu’elle a davantage dans la peau que ses prétendants les plus attirants, l’ex-Miss Europe, une fois rendue à sa médiocrité, ne vit plus que dans le regret, au parfum d’occasion ratée, de ce qu’elle sait pourtant n’être qu’un leurre. C’est bien parce qu’elle n’est, au final, faite pour aucune de ces deux existences, qu’elle paiera ses indécisions de sa vie, le jour où l’amant de cœur, se méprenant sur un geste peut-être anodin et croyant (à tort ? elle-même n’en sait manifestement rien) qu’elle l’a quitté pour un autre, la révolvérisera au cours de la projection du bout d’essai filmés supposé faire d’elle une star. C’est aussi simple que cela : cet amour simple et exclusif, auquel elle avait plus ou moins sacrifié ses aspirations les plus secrètes, ne valait pas mieux que celui des prétendants bling-bling rencontrés du temps de son éphémère vedettariat, du Maharadjah impavide et prétentieux mettant à ses pieds un royaume plus grand à lui seul que toute l’Europe (!) au pseudo-prince charmant certes galant et empressé mais prêt à sauter sur la première occasion se présentant pour la prendre de force. La morale de Prix de beauté, si morale il y a, c’est que l’amour, débarrassé des belles manières ou des grands sentiments, n’est somme toute qu’une impasse reposant sur la négation de l’autre et de ses aspirations profondes. Au mieux, la volonté de le (la) changer en fonction de ses propres désirs, à l’image du Prince désireux de transformer la petite dactylo en star. Au pire, le fait de préférer son anéantissement pur et simple à la perspective de le (la) voir suivre une autre route. Ce constat établi dans toute sa cruauté, que reste-t-il ? Rien ou presque. Le visage magnifique d’une future star morte face à son reflet sublimé (si cela se peut) à l’écran. Formulé autrement, la beauté dans ce qu’elle peut comporter de plus évident, de plus fugace – et même de plus inerte – comme unique réponse aux faux-semblants, au choix clinquants ou miteux, d’un monde frelaté où le véritable amour n’existe pas. Le postulat a beau être désespéré, il n’en va pas moins à l’encontre du discours dominant, et cela seul suffirait à faire le prix du film : la mort cinématographique – terme prenant ici tout son sens – de Louise Brooks à la fin de Prix de beauté, c’est peut-être l’intuition géniale, dix-sept ans avant Aragon, du fait qu’il ne peut pas et ne pourra jamais y avoir d’amour heureux. Tout du moins jusqu’à preuve du contraire. Armel de Lorme.

LIENS VIDÉO

www.youtube.com/watch?v=KLUYHfW61Zk (extrait de la chanson Je n'ai qu'un amour, c'est toi par Hélène Régelly doublant Louise Brooks).

www.youtube.com/watch?v=BIV9ZA1uie4 (séquence taxi).

www.youtube.com/watch?v=l9AsN_jAxaE (séquence week-end).

© Armel de Lorme