La récente
revision (merci Patrick Brion) des trois seuls longs métrages européens
tournés par Louise Brooks, comédienne touchante et actrice magnétique
s’il en fût, aura constitué l’occasion –
entre autres choses – de refaire le point sur le plus méconnu des
trois, Prix de beauté, film authentiquement bancal et
pur chef-d’œuvre.
Vision
après vision (la troisième en quinze ans), Prix de beauté
est à l’image de la photogénie à géométrie variable de Louise
Brooks : inégal et touchant. D’un côté, une actrice
objectivement mal fichue (mais pas plus que Garbo à la même
époque), sublime par moments et presque laide à d’autres, dont
par ailleurs Edmond T. Gréville a (méchamment) stigmatisé dans
ses Mémoires l’abondante pilosité faciale et les coquards-maison
régulièrement dessinés sur le visage parfait de
" Loulou " par un amant du moment notoirement
violent. Par chance pour le spectateur, les maquilleurs sont
parvenus à faire en sorte d’éliminer, à l’image, duvet mal
placé et beurre noir, sans pour autant pouvoir évacuer le
principal point faible de l’actrice : des hanches trop fortes
et des cuisses trop épaisses, se prêtant définitivement mal au
sacro-saint défilé en maillot de bain. Par chance pour le mythe,
auquel il convient malgré tout de rendre justice, c’est son
visage sublimé en gros plan par le regard (amoureux ?) d’Augusto
Genina que retiendra la postérité : la mort de Miss Europe,
et aussi celle, d’une certaine manière, de Louise Brooks, qui une
fois retournée en Amérique ne retrouvera jamais son vedettariat
passé, constituent probablement (au choix) le dernier vrai beau
moment du Muet en France ou l’un des premiers vrais beaux moments
du Parlant naissant. Dans le fond, Prix de beauté, tourné
en muet mais postsynchronisé a posteriori, plutôt
maladroitement du reste, est un film hybride d’un bout à l’autre.
Du Muet finissant, il a hérité son aspect trépidant, dont l’aspect
volontiers languissant de la plupart des premières productions
sonores, renforce encore, huit décennies plus tard, l’indéniable
efficacité, malgré le jeu volontiers chargé de la plupart des
interprètes, notamment Georges Charlia (" Monsieur Gina
Manès ") et Henri Bandini, dont c’est la seule
incursion notoire au grand écran. Chinoiseries que tout cela ?
Même pas : la présence à l’écran de Louise Brooks,
inégalement belle donc, doublée à la " va comme je te
pousse " mais faisant preuve de la première à la
dernière bobine d’un tempérament éminemment cinématographique
(et de quelques longueurs d’avance sur la plupart des comédiennes
de sa génération), suffit à rendre le film incroyablement
moderne. Modernes encore que le propos et l’intention, opposant
non stop, quatre-vingt-dix minutes durant, deux mondes aussi
aliénants l’un que l’autre, là où la plupart des cinéastes
auraient opté pour une vision plus radicale des choses. Le début
du film (héritage allemand via la contribution de Pabst ou
prescience du néoréalisme ?) fait irrémédiablement penser
à celui de son exact contemporain Les Hommes, le dimanche (Robert
Siodmak, 1929)… Chanson connue, bien dans l’air du temps :
à une semaine de dur labeur succède logiquement un week-end de
farniente et de joies simples passé entre amis, prélude à autant
de semaines de travail et de week-ends entre amis… Or, dès les
premières minutes, il apparaît que malgré l’amour (payé de
retour) de son frustre mais gentil petit ami, la future Miss Europe,
pour l’heure modeste dactylo, ne se satisfait pas plus de sa
condition qu’Emma Bovary ne s’accommodait de son statut d’épouse
de médecin de campagne. Premier tour de force de Genina :
dépeindre, via une séquence remarquablement photographiée, tout
ce que le quotidien de Louise/Lulu peut comporter de vulgaire, voire
de repoussant, derrière les fameux plaisirs ordinaires bien dans l’air
cinématographique du temps, du restaurant de quartier où l’on
dîne faute de pouvoir s’offrir mieux à la fête foraine peuplée
de visages tantôt malsains, tantôt inquiétants. Le monde ouvrier
de Pabst et Genina – donc celui de Louise/Lulu – n’est pas
plus celui de Jacques Becker et de Claire Mafféï/Antoinette que
Georges Charlia/André (visage quelconque et ongles censément
rongés) n’est Roger Pigaut/Antoine, et cela, l’héroïne le
sait déjà une fois passée la (formidable) séquence d’exposition.
Deuxième tour de force, lui purement scénaristique (et un rien
prévisible), mais que l’écriture du panneau central du film
traduit au mieux : Miss Europe, après avoir pris son destin en
main, ne trouve dans la société " chic " à
laquelle son récent prix de beauté vient de lui permette d’accéder,
qu’un leurre glacé, prélude à de nouvelles déceptions. Si sa
beauté et ses aspirations lui permettent, du moins en apparence, de
se fondre dans ce monde qui n’est pas le sien, elle est trop
lucide (et trop amoureuse) d’André pour céder, une fois au pied
du mur, aux sirènes longtemps appelées de tous ses vœux. Troisième
et dernier tour de force : retournée volontairement à son
quotidien pour l’amour d’un homme qu’elle a davantage dans la
peau que ses prétendants les plus attirants, l’ex-Miss Europe,
une fois rendue à sa médiocrité, ne vit plus que dans le regret,
au parfum d’occasion ratée, de ce qu’elle sait pourtant n’être
qu’un leurre. C’est bien parce qu’elle n’est, au final,
faite pour aucune de ces deux existences, qu’elle paiera ses
indécisions de sa vie, le jour où l’amant de cœur, se méprenant
sur un geste peut-être anodin et croyant (à tort ? elle-même
n’en sait manifestement rien) qu’elle l’a quitté pour un
autre, la révolvérisera au cours de la projection du bout d’essai
filmés supposé faire d’elle une star. C’est aussi simple que
cela : cet amour simple et exclusif, auquel elle avait plus ou
moins sacrifié ses aspirations les plus secrètes, ne valait pas
mieux que celui des prétendants bling-bling rencontrés du temps de
son éphémère vedettariat, du Maharadjah impavide et prétentieux
mettant à ses pieds un royaume plus grand à lui seul que toute l’Europe
(!) au pseudo-prince charmant certes galant et empressé mais prêt
à sauter sur la première occasion se présentant pour la prendre
de force. La morale de Prix de beauté, si morale il y a, c’est
que l’amour, débarrassé des belles manières ou des grands
sentiments, n’est somme toute qu’une impasse reposant sur la
négation de l’autre et de ses aspirations profondes. Au mieux, la
volonté de le (la) changer en fonction de ses propres désirs, à l’image
du Prince désireux de transformer la petite dactylo en star. Au
pire, le fait de préférer son anéantissement pur et simple à la
perspective de le (la) voir suivre une autre route. Ce constat
établi dans toute sa cruauté, que reste-t-il ? Rien ou
presque. Le visage magnifique d’une future star morte face à son
reflet sublimé (si cela se peut) à l’écran. Formulé autrement,
la beauté dans ce qu’elle peut comporter de plus évident, de
plus fugace – et même de plus inerte – comme unique réponse
aux faux-semblants, au choix clinquants ou miteux, d’un monde
frelaté où le véritable amour n’existe pas. Le postulat a beau
être désespéré, il n’en va pas moins à l’encontre du
discours dominant, et cela seul suffirait à faire le prix du
film : la mort cinématographique – terme prenant ici tout
son sens – de Louise Brooks à la fin de Prix de beauté, c’est
peut-être l’intuition géniale, dix-sept ans avant Aragon, du
fait qu’il ne peut pas et ne pourra jamais y avoir d’amour
heureux. Tout du moins jusqu’à preuve du contraire. Armel de
Lorme. |