Une comédienne qui confesse spontanément dans ses Mémoires 1
une misanthropie farouche agrémentée d’un tempérament de « fausse
gentille » est forcément quelqu’un de rare – donc d’éminemment
fréquentable – dans une profession surencombrée de garces des deux
sexes autocélébrant pour un oui pour un non leur grande probité
morale lorsqu’elle n’hurlent sur tous les toits leurs immenses
qualités de cœur. Délicieuse Sophie, donc, qui lorsqu’elle
n’enchaînait pas pour l’ORTF balbutiante les tournages des Grands
Enfants, faisait les beaux soirs du Boulevard aussi assurément
que Jacqueline Maillan vers la même époque, les répliques de
Barillet et Grédy seyant tout autant à l’une qu’à l’autre. Le
cinéma, qui l’a fâcheusement oubliée depuis quinze ou vingt ans,
conserve la trace pérenne d’une comédienne exquise, pétulante et
volontiers piquante, capable d’enrober les pires rosseries de sa
voix de velours, fort bonne actrice de surcroît.
Débuts à dix-sept ans, un peu par hasard, racontera-t-elle. Le
carnet d’adresses bien fourni de son père Robert Desmarets,
animateur au Vel’ d’Hiv’ et organisateur de courses automobile
bien connu, lui permet de décrocher une silhouette dansante dans Battement
de cœur (Henri Decoin, 1939), croisant Danielle Darrieux, vedette
déjà plus que confirmée au cours d’une séquence de bal
d’ambassade : en cherchant bien, et à force d’arrêts sur
image, on finit par reconnaître, de profil, son minois frais comme
tout et son nez déjà spirituel en diable. Passage obligé au
Conservatoire, où ses camarades de promotion s’appellent, on
excusera du peu, Maria Casarès, Alice Sapritch, Clarisse Deudon,
Jacques Charon et Jacques-Henri Duval. Premier véritable petit rôle,
à dix-neuf ans, dans Premier Rendez-vous (Henri Decoin, 1941) dont les refrains mirent en
leur temps du baume au cœur aux Français occupés. Évadée de
l’orphelinat codirigé, d’une poigne de fer, par
l’intransigeante Gabrielle Dorziat et l’acide Suzanne Dehelly, DD
trouve refuge chez une ancienne camarade de pension, rendue à la
liberté depuis peu et qui lui offre spontanément le vivre et le
couvert. C’est Jacqueline Desmarets, point encore Sophie, qui s’y
colle, et déjà elle crève l’écran. Un autre film choral, tard
sorti tant il indisposa la censure vichyssoise – Des
jeunes filles dans la nuit (René Le Hénaff, 1942) – suit, qui
la voit croiser devant la caméra une Gaby Morlay exceptionnellement
mal dirigée : la comparaison n’était pas au désavantage de
la jeune comédienne.
L’après-guerre tant attendu lui offre, enfin, la part entière du
vedettariat : atout charme de deux Séries noire périssables (120,
rue de la Gare, Jacques Daniel-Norman, 1945 ; Seul
dans la nuit, Christian Stengel, id.) bien qu’adaptée, pour la
première, d’un roman de Léo Malet, Sophie Desmarets rejoint dans
la foulée l’affiche prestigieuse ô combien du Capitan
première mouture (Robert Vernay, 1945), et se taille, Marion Delorme
aussi énergique que malicieuse, la part du lion au beau milieu
d’une distribution de rêve rassemblant Pierre Renoir, Aimé
Clariond, Maurice Escande, Jean Tissier, Claude Génia, Lise Delamare,
Huguette Duflos et le pas débutant mais presque Jean Paqui. Qu’elle
apparaisse à l’écran et l’on ne voit plus que la séduction,
discrète mais bien réelle, de la jeune actrice, dont le phrasé, si
caractéristique – personne ne sait mieux qu’elle étirer les
voyelles à l’infini sans avoir pour autant l’air snob ou emprunté
– reste durablement dans l’oreille du spectateur. Malgré un Rocambole
en deux parties (Jacques de Baroncelli, 1946), tourné en Italie et
dans lequel, parée des attributs de Baccarat, elle éclipse Brasseur
père sans la moindre difficulté, le cinéma prend très vite la fâcheuse
habitude de la cantonner dans le vedettariat dit « de routine ».
Dès lors, sa carrière se place essentiellement, à l’écran du
moins, sous le signe comédies périmées à peine mises en boîte,
mais dont – c’est déjà cela de pris – elle constitue, presque
toujours, l’ingrédient le plus savoureux. De Croisières pour l’inconnu (Pierre Montazel, 1947), en Tierces
à cœur (Jacques de Casembroot, 1947), de Rapides
de nuit (Marcel Blistène, 1948) en Souvenirs
(qui) ne sont plus à vendre (Robert Hennion, 1948), Sophie
continue à faire ses gammes film après film, croisant, les jours
fastes, la route d’un Maurice Chevalier portant encore beau. Dans Le
Roi (Marc-Gilbert Sauvajon et Hervé Bromberger, 1949), elle
reprend, plutôt bien, le rôle de Marthe « You-You »
Bourdier jadis immortalisé par son ancienne « mère de cinéma »
Gaby Morlay, tandis que Ma Pomme
(Sauvajon, 1950) confirme tout le potentiel, derrière la fantaisie prête
à fuser, d’un jeu plus « intérieur », auquel bien peu,
hélas, songent à faire appel. Demain
nous divorçons (Louis Cuny, 1950), bluette charmante et inutile
reposant sur les chamailleries incessantes de deux tourtereaux, la
voit damer le pion à Jean Desailly, ni vif, ni drôle, et laisse le
regret de la carrière américaine qui aurait pu être la sienne si
les majors hollywoodiennes avaient daigné s’intéresser à elle. À
défaut, elle continue d’enchaîner, film après film, les pestes
insupportables et délicieuses chez l’ex-maître verrier André
Hunebelle (Ma femme est
formidable, 1951 ; Mon
mari est merveilleux, 1952), qui l’utilise (plutôt bien), en
binôme avec Fernand Gravey (lui, beaucoup moins bien) : que ce
soit dans le premier opus de ce diptyque comme dans le second,
l’abattage chic de Sophie contraste on ne peu mieux avec le jeu, figé
et démodé, de son lugubre partenaire. Un tâcheron chassant
l’autre, Dimitri Kirsanoff et Robert Vernay prennent le relais et
repropulsent sur le tard l’actrice vers le haut de l’affiche. Ce
soir.. les jupont volent… et autres Miss
Catastrophe (Kirsanoff, 1956), comédies semi-fauchées (pas
toujours, cependant), n’ajoutent pas davantage à son prestige que Ces
sacrées vacances (Vernay, 1955) ou Fumée
blonde (Vernay, 1957), mais Sophie n’en n’a cure, que les
planches servent bien mieux. Ce dont elle-même n’est pas dupe :
Roussin, Salacrou, Sauvajon lui ont, dès la Libération, tricoté des
rôles sur mesures – en attendant Barillet et Grédy – et sa Célimène 2,
elle empruntée au « répertoire », a bluffé en son temps
critiques et spectateurs.
Si tous les films précédemment cités, ou presque, sont
parfaitement interchangeables, deux sortent néanmoins du lot : Vire-Vent (Jean Faurez, 1949), Le
Secret de sœur Angèle (Léo Joannon, 1955). Dans le premier,
Sophie campe une jeune fermière du Midi de la France, délurée mais
obstinée, que courtise, un peu par intérêt, un sculptural Roger
Pigaut. Dirigeant d’une main l’exploitation agricole familiale au
nom de ses vieux parents (Fernand-René et Mady Berry), empêchant de
l’autre ses deux sœurs cadettes (Marina de Berg et Marie Daëms) de
commettre trop de bêtises/minute, elle troque lorsqu’il le faut la
salopette et les chemisettes paysannes pour la jupe à fleurs, croit
avoir trouvé en la personne de son garçon de ferme l’amour d’une
vie, réalise que tel n’est pas le cas et sait étouffer ses larmes
le temps qu’il faut pour donner un congé définitif au prétendant
trop sûr de lui. Les mêmes qualités ressurgissent, intactes, à la
faveur du Secret de sœur Angèle,
histoire touchante mais jamais édifiante, d’une nonne retrouvant
sur un paquebot en quarantaine le coupable présumé d’un meurtre
dont elle a été jadis la témoin involontaire, et dont elle tombe
suffisamment amoureuse pour mettre ses vœux religieux en péril. Là
encore, la finesse, la subtilité, le sens inné de la nuance de la
tenancière du rôle-titre sont au rendez-vous, qui parviennent à
faire oublier la médiocrité de la réalisation.
Guitry, l’appréciant à sa juste valeur et sachant –
l’instinct du théâtre de trompe pas – qu’elle est parfaitement
capable de dire des mots d’esprit tout en bâtissant une robe à
paniers dernier cri, lui confie les répliques de la Rose Bertin de Si
Paris nous était conté… ! 3 (1955), avant de
lui octroyer le premier rôle des Trois
font la paire, film testamentaire (1957). Portant l’imperméable
et le béret aussi élégamment que Michèle Morgan du temps du Quai
des Brumes tout en ressuscitant, dans le même temps, l’Arletty
de la grande époque, elle y campe non sans humour Albertine Piédeloup,
dite Titine, prostituée au grand cœur doublée d’une authentique
fine mouche, dont la présence d’esprit et le sens de la déduction
permettent au commissaire Michel Simon de démêler l’écheveau
d’une énigme policière à la fois simple et compliquée, sinon
insoluble. Jamais deux sans trois, voilà encore Sophie de la
distribution du dernier sketch, adapté de Le
Blanc et le Noir, de La Vie
à deux (Clément Duhour, 1958), codicille – raté – au
testament guitryen. Bien meilleure, dans le rôle de Marguerite, l’épouse
jalouse, querelleuse et finalement adultère, que Suzanne Dantès le
fut jadis, elle laisse avec une infinie patience son mari-partenaire
Fernandel cabotiner à loisir, montre dans le même temps, sans jamais
en avoir l’air, qu’elle sait écouter, multiplie les arrière-plans
discrets sans en avoir l’air et, à l’arrivée, sort gagnante de
l’affrontement.
La quarantaine venue, les rôles se raréfient, en même temps que
son emploi-type glisse, insensiblement, vers les maîtresses-femmes
sachant allier humour, autorité et franc-parler. Qu’elle soit la Léocadie
imaginée par Christophe de La
Famille Fenouillard (Yves Robert, 1960), adaptation laborieuse
d’un prototype de la bande dessinée à la française, ou la tenancière
d’auberge-épicerie du Mur de l’Atlantique (Marcel Camus, 1970), c’est toujours elle
qui, au sein de sa tribu, porte la culotte à défaut de l’avoir
taillée. Patiente, elle se rattrapera sur ce dernier point à
l’aube des années 80, fripière aux Halles devenue directrice de
maison de couture au gré des six épisodes d’un feuilleton à succès
estampillé Michel Boisrond (Toutes « griffes » dehors, 1982). Depuis, ni Les
Mamies (Annick Lanoé, 1992) qui l’a vue retrouver Danielle
Darrieux devant les caméras un demi-siècle après Battement
de cœur et Premier
Rendez-vous, ni les médiocres comédies faisant rimer Gérard –
au choix Oury ou Jugnot – avec Nanar (Fantôme
avec chauffeur, 1995 ; Fallait
pas ! …, id.) n’ont rajouté quoi que ce soit à la
gloire déjà un peu révolue de Sophie, bien mieux servie au final
par un autre Gérard – Blain en l’occurrence – une quinzaine
d’années auparavant (Un
second souffle, 1978). Ni amertume ni regrets apparents pourtant,
une fois refermés Les Bonheurs
de Sophie : celle qui porte encore, et fort bien, à la ville
le titre de marquise de Baroncelli-Javon, avait appris, très tôt, à
se trouver d’autres chevaux de bataille et à se ménager des
jardins secrets. Chineuse infatigable et passionnée, un temps
copropriétaire avec Andrée Debar d’un magasin d’antiquités,
Sophie, suivant l’exemple de Madame de Ségur, a fini, sous la
pression amicale d’un éditeur, par livrer de truculentes Mémoires,
remarquablement écrites, vachardes à cœur et pimentées à souhait,
qui, on l’aurait compris, sont loin d’être celles d’une sotte.
De la part de Mademoiselle Desmarets, mi-fleur de cactus, mi-fleur de
sel, le contraire eût été surprenant. ADL
1.
Les Mémoires de Sophie, Éditions
de Fallois, 2002.
2.
Théâtre des Mathurins, 1945.
3.
Claude Mauriac, s’il éreintera globalement le film, fera néanmoins
exception pour Sophie Desmarets, « si éclatante dans un rôle
modeste qu’elle étonne et détonne. (…) Que d’esprit, de grâce,
d’intelligence ! Nous n’avons pas en France d’actrice qui
approche Sophie Desmarets en drôlerie et en charme ». (Claude
Mauriac, article non sourcé, daté du 4 février 1956).
©
Armel De Lorme, Le Cinéma de
Sacha Guitry et ses interprètes – Volume 1 (De Pauline Carton à
Howard Vernon), L’@ide-Mémoire Éditeur, décembre 2012, ISBN
ISBN 978-2952606530.
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