Après Martine Sarcey, c’est une autre figure emblématique
de la galaxie Vecchiali-Biette-Guiguet-Davila-Frot Coutaz, qui
disparaît à son tour (été de merde !), en la personne de Véronique
Silver, tandis qu’à quelques contrariétés d’ordre auditif,
familial et financier près, la presque nonagénaire Liliane
Bettencourt, elle, se porte comme un charme, ce qui prouve, si
besoin est, que le monde est vraiment mal fait. De naissance
picarde, Véronique Silver, avait dû attendre la quarantaine pour
se faire, lentement mais sûrement, une place au grand écran, dont
le patronyme reste à tout jamais lié au rôle de la Madame Jouve
– hommage discret au romancier du même nom – de La
Femme d’à côté (François Truffaut, 1981), prélude, 17 années
plus tard à la narratrice sereine des Passagers
(Jean-Claude Guiguet, 1998). Guiguet, s’il savait parfois se
montrer redoutable (politesse choisie pour « langue de pute »)
à l’encontre de la plupart de ses interprètes féminines passées
et présentes, ne disait que du bien de Véronique Silver, la seule
de ses actrices, avec Fabienne Babe et Françoise Fabian, qu’il
ait d’ailleurs dirigée à deux reprises, ne tarissant d’éloges,
a posteriori, ni sur son
interprétation de « gardienne du temple » du Mirage
(1991), ni sur la sensibilité avec laquelle elle avait su restituer
la « dame du tramway » des Passagers,
témoin impassible mais complice, à sa manière, des chassés-croisés
amoureux se déroulant sous ses yeux entre Fabienne Babe, Philippe
Garziano, Bruno Putzulu et Stéphane Rideau. Lors de l’avant-première
du film collectif L’@mour
est à réinventer au Trianon, en novembre 1996, le réalisateur
avait personnellement insisté pour que son interprète, invitée à
sa demande, se voit attribuer d’office une place dans un carré
VIP réduit à une vingtaine de fauteuils, aux côtés de Marion
Cotillard, Régine Deforges, Amanda Lear, Laure Marsac, Natacha Régnier,
Pierre Salvadori et Niels Tavernier. Le geste, assez exceptionnel de
sa part, en disait long sur l’amitié pétrie d’admiration (et réciproquement)
qu’il portait à la Dame…
Le reste de sa filmographie est à l’avenant, qui la
vit passer, après une éclipse de quelques années, de productions
commerciales à budget plus ou moins réduit (Les
Moutons de Panurge, Jean Girault, 1960 ; Première
Brigade Criminelle, Maurice Boutel, id.) à un cinéma résolument
plus ambitieux, pour ne pas dire plus personnel. René Féret, dont
elle fut l’une des interprètes de prédilection, la dirigea à
trois reprises et n’eut, dans les trois cas, pas à le regretter,
Doillon (Du fond du cœur,
1993) comme Garrel (Le Cœur
fantôme, 1995) la demandèrent sur le tard, on peut concevoir
palmarès moins ambitiex ou plus médiocre, c’est selon. De ses
lointains débuts à l’écran, quatre décennies auparavant, Véronique
Silver gardait un souvenir tantôt vague, se sachant plus très bien
si elle avait effectivement figuré (ou pas) dans le foisonnant Si
Versailles m’était conté… (Sacha Guitry, 1953), tantôt précis.
Amusée, elle évoquait volontiers, avec distance et humour, les
raisons, au fond assez ballotes, qui la virent, jeune comédienne,
disparaître de la version définitive des Amants
de Montparnasse (Montparnasse 19) (Jacques Becker, 1957) : J’avais
une très jolie scène avec Gérard Philipe, mais quelqu’un, je
n’ai jamais su qui, s’est avisé lors du montage qu’Anouk Aimée
et moi portions toutes les deux la même robe, ou nuisette, je ne
sais plus très bien, au cours du film, donc pour une banale
question de costume, il a été décidé de faire disparaître mon
personnage, qui n’apportait pas grand chose à l’intrigue, plutôt
que de couper une scène entière d’Anouk. C’est un peu bête,
vous ne trouvez pas ? 1.
La maturité venue, et alors que Véronique Silver a,
depuis ses débuts, surtout joué – qui le croirait ? – les
blanchisseuses, les prostituées, les secrétaires, les prolotes en
tout genre et les petites bourgeoises un rien popotes, Joël Séria
lui confie, quasiment à contre-emploi, une parfaitement stylée
comtesse de Boissy, mariée à un rigide Jean-Pierre Helbert et mère
de la débutante Jeanne Goupil, pour les besoins du scénario de Mais
ne nous délivrez pas du Mal (1970), dont rien n’interdit de
penser qu’il s’agit, avec le troublant Marie-Poupée,
de l’un des meilleurs films de son réalisateur-scénariste-dialoguiste.
D’autres rôles suivront, généralement placés sous le double
signe du cinéma d’auteur et de la moyenne ou de la grande
bourgeoisie, qui la verront enchaîner, entre constance et probité,
des mères castratrices censément insupportables (Dites-lui que je l’aime, Claude Miller, 1977), des épouses de député
(La Part du feu, Étienne
Périer, id.), de décidées mécènes aux amants vingtenaires (La Tortue sur le dos, Luc Béraud, id.), de naturellement
autoritaires présidentes de Cour d’Assises 2 (La Passante du Sans-Souci, Jacques Rouffio, 1981) ou – à
l’opposé – de très borderline
hôtesses de séminaires ne se déroulant exactement comme prévu (La vie est un roman, Alain Resnais, 1982). Créatures fortes et
fragiles à la fois, d’une manière générale solidement ancrées
dans le réel sans pour autant s’interdire de rêver, mais
auxquelles, pour faire bon poids bonne mesure, il conviendrait
encore d’ajouter la cousine de province éleveuse de souris de Ballade
à blanc (Bernard Gauthier, 1981), la paysanne neurasthénique
du Destin de Juliette (Aline Issermann, 1982), l’actrice retirée
d’Archipel des Amours
(Jacques Frenais, 1982) ou la commerçante opportuniste de Blanche
et Marie (Jacques Renard, 1984) évoquées en diagonale, mais
non sans à-propos, par Jacques Valot et Gilles Grandmaire dans leur
indispensable Stars deuxième3.
Jacques Valot, précisément, avant de rappeler dans
un bref addenda que Véronique Silver, à ses débuts, s’était également
illustrée au TNP sous la direction de Vilar et avait travaillé
avec Andréas Voutsinas, parachevait son portrait en laissant
entrevoir, à la faveur d’un retour sur la Mme Holberg de La
vie est un roman, le potentiel comique encore sous-exploité, à
la fin des années 80, d’une actrice appelant de tous ses vœux
des rôles plus légers. Ce furent en définitive les planches qui
les lui apportèrent peu après, et les spectateurs ayant assisté,
il y a un peu plus de vingt ans, à la création sur la scène des
Bouffes-Parisiens d’Une
absence de Loleh Bellon, chronique douce-amère du quotidien à
l’hôpital d’une institutrice retraitée devenue amnésique
suite à une attaque cérébrale, n’oublieront pas de sitôt
l’assez prodigieux carré de dames formé à cette occasion par
Suzanne Flon, Catherine Rouvel, Martine Sarcey (regrets éternels)
et Véronique Silver, parfaitement inattendue et tout à fait irrésistible
en concierge bécasse, bavarde et survoltée ne cessant de cancaner
que pour engloutir, entre deux piapias généralement dénués
d’intérêt, des cerises cœurs de pigeon par poignées entières.
Elle semblait, représentation après représentation, s’amuser
comme une petite folle et, partant, mettait le spectateur en joie à
chacune de ses entrées en scène. Qui, après la très pragmatique
Béatrice Beuve (La Tortue sur
le dos) et la très
chaleureuse Mme Jouve imaginée par Truffaut se souviendra de cette
Véronique Silver-là ? Ou encore de la femme, délicieuse et
disponible qui, lorsqu’on l’interrogeait sur sa carrière,
finissait toujours par vous décocher, presque par surprise, un très
irrésistible : « Et maintenant, si l’on parlait un peu
d’Henri (Virlojeux)4 ? Il était beaucoup plus intéressant
que moi, vous savez ». On ne saura probablement jamais
lequel, d’Henri ou de Véronique – elle lui survécut quinze ans
–, était au final le plus intéressant, ou même le meilleur comédien,
mais rien n’interdit non plus de penser que ces deux-là s’étaient,
foutrement, bien trouvés.
1. Propos recueillis
par téléphone en 1996.
2. Emploi tenu
quasiment à l’identique dans deux épisodes (au moins) de la série
télévisée Messieurs les Jurés,
L’Affaire Lezay (Alain
Franck, 1980) et L’Affaire
Crozet (Alain Franck, 1983).
3. Stars
deuxième, Éditions Édilig, 1989.
4. Si Véronique Silver
et Henri Virlojeux n’ont à notre connaissance jamais tourné
ensemble pour le grand écran, ils ont en revanche partagé
l’affiche de quelques dramatiques télévisées, parmi lesquelles Un
jour à Nice (Serge Moati, 1973), Le
Pain noir (Serge Moati, 1974), Tous
les jours de la vie (Maurice Frydland, 1975), Malesherbes,
avocat du Roi (Yves-André Hubert, 1981), Terres
gelées (Maurice Frydland, 1995)…
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