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ENCYCLOPÉDIE DU CINÉMA FRANÇAIS

 

 

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Yann Gonzalez

Intervista, part one

PRÉ-HISTOIRE(S)

Jusqu’au milieu des années 00, Yann Gonzalez, c’est plutôt un nom de journaliste, limite branché (Têtu, Max, Chronic’art), mais en creusant un peu, on apprend que le journaliste en question est aussi passé par une fac de cinéma.

Effectivement, fac de cinéma – Paris I en l’occurrence – de 20 à 22 ans, où j’ai la chance de suivre les cours de la géniale Nicole Brenez, qui m’initie à Eisenstein, Ferrara, Paul Sharits et Stan Brakhage. De nouveaux continents de cinéma s’ouvrent à moi. J’apprends à prononcer « Andy Warhol’s Exploding Plastic Inevitable », soit une authentique déflagration plastique de quinze minutes qui devient le film-totem des breneziens cuvée 1998-1999. Je commence aussi à y voir plus clair dans l’œuvre des grands formalistes-maniéristes (Argento, De Palma, Garrel…) qui m’ont tant fasciné pendant mes pérégrinations cinéphiliques adolescentes. J’en profite pour rédiger un mémoire de maîtrise sur « la figure de la femme dans le porno amateur ». Découverte d’images traumatiques et parfois très belles où, malgré le déluge presque abstrait de chairs et de coïts sauvages, la solitude de l’être humain n’a jamais été aussi criante et déchirante.

À quel moment avez-vous décidé de « passer à l’acte » ? Avez-vous le sentiment d’avoir toujours su que vous passeriez un jour à la réalisation ou l’envie est-elle venue sur le tard ?

L’envie était là depuis toujours, je crois, ou du moins depuis mes onze ans et la découverte du cinéma d’horreur et de son pouvoir transgressif – sur la famille, les amis, et surtout sur moi-même. Je décide de me lancer lorsque je réalise que je vais sur mes trente ans, et que mon métier de journaliste est une vaste blague qui ne m’amuse plus beaucoup.

BY THE KISS

By the Kiss évoque par pas mal de côtés certains films de fin d’études, mais paradoxalement, ce court plutôt minimaliste en soi et où il ne se passe objectivement pas grand chose, est d’une beauté assez confondante. Vous démarrez très fort… finalement.

Oui, le titre en anglais, le plan-séquence, le noir et blanc, tout cela fleure bon l’étudiant en cinéma et l’adolescence – très- attardée (j’avais 28 ans à l’époque) ! Je ne suis pas sûr d’être devenu un homme ni même un cinéaste grâce à ce film, mais cette nuit-là, pour ma « première fois » de cinéma, j’ai éprouvé des sensations bien plus intenses et euphorisantes que lors de ma première nuit d’amour. C’est un fait : le cinéma, machine à fantasmes, éjacule beaucoup plus loin et fort que le réel.

Paul Vecchiali considère que la qualité première d’un réalisateur digne de ce nom est l’écriture cinématographique. Ce qui frappe, en voyant et en revoyant By the Kiss, c’est que l’écriture cinématographique, justement, est (déjà) très présente alors que le dispositif scénique, lui, est on ne peut plus épuré : une fille qu’on embrasse adossée à un mur, pas du tout de dialogues…

Une idée, un mur, un plan fixe, une actrice, des ombres, une bobine 35mm. Le dispositif est rudimentaire, et renvoie au « cinéma des origines ». Avec les comédiens, pendant toute une journée, on répète les gestes, on chronomètre, on met en place  une chorégraphie sans musique (elle sera composée plus tard, sur les images). Tout cet « échauffement » ressemble à une pantomime précise et absurde. Par contre, personne ne s’embrasse. On laisse ça pour le tournage le soir, afin de garder de la violence et du fortuit entre les acteurs qui ont appris à se connaître et à se faire confiance quelques heures plus tôt. Même si je tremble de peur (et de froid, nous sommes en plein hiver), je me dis que quelque chose peut advenir pendant le tournage, dans l’interstice des baisers, sur le visage de Kate, dans son regard…

Je pense qu’au-delà des seules qualités d’écriture, ou de la beauté des éclairages, le charme incroyable du film tient énormément à la rencontre face caméra de Kate Moran, qui impose d’emblée une présence dingue, et du morceau de M83 utilisé comme accompagnement du début à la fin.

Oui, je savais d’emblée que le film tenait sur les épaules de Kate. Si elle en faisait trop, By the Kiss aurait été un mauvais pastiche de mélo muet. Il fallait donc trouver ensemble la juste mesure : qu’on puisse lire les expressions du personnage sans mettre un mot précis sur elles, que l’on comprenne de manière « sensorielle » ce qui se passait à l’écran. J’ai demandé à Kate d’absorber les émotions, les « couleurs » de chaque baiser, et de les garder en elle au fur et à mesure, comme des strates affectives chaque fois plus violentes, avant de tout relâcher dans les dernières secondes du plan. On l’embrasse, mais c’est elle le vampire, d’une manière passive et inversée.

M83 – je me suis aperçu qu’on ne trouvait aucun album à la vente en France, il faut passer par amazon.com pour les commander – c’est un peu l’acteur récurrent de Yann Gonzalez mais qu’on ne voit jamais. Peut-on en savoir plus ?

M83, c’est d’abord mon petit frère Anthony, qui s’entoure de musiciens occasionnels pour ses concerts et ses enregistrements. La formation rencontre effectivement plus de succès à l’étranger (particulièrement aux États-Unis) qu’en France, mais ses albums sont disponibles à la vente dans tout l’Hexagone. Sa musique est, en un sens, jumelle de mes films : rugueuse et sentimentale, avec une fâcheuse tendance à planer dans l’espace. Mon rêve ? Une adaptation live d’« Albator » (le dessin animé le plus mélancolique de la galaxie) accompagnée des nappes synthétiques de M83, avec Andrew Van Wyngarden de MGMT dans le rôle-titre.

En l’occurrence, le morceau choisi, quasi liturgique, fait énormément penser à la culture mystico-alternative des années 80, un peu dans l’esprit du label 4AD. Ni tout à fait gothique, ni tout à fait feng shui, un peu entre les deux… Il contribue beaucoup à l’aspect « cauchemar éveillé » procuré par le film.

Mon frère est un grand admirateur des Cocteau Twins, que je connais mal. De mon côté, je pensais plutôt aux nappes bruitistes et mélodiques de Mogwai lorsque je lui ai proposé d’écrire la musique de By The Kiss. Je tenais surtout à ce crescendo qui, au risque de redoubler le sens et le mouvement du film, inscrivait sur la bande-son quelque chose de l’âme de l’héroïne. L’âme, c’est un mot grandiloquent, mais je n’en vois pas d’autre pour définir l’hiatus mystérieux entre un film et son personnage. Dans le même ordre d’idée, on pourrait dire que l’âme d’un film, c’est sa mise en scène.

En fait, By the Kiss, c’est un peu Eraserhead sans les effets spéciaux…

« In heaven, everything is fine… », comme disait la chanson du film, et sur terre, c’est l’enfer affectif, que ce soit pour Jack Nance ou pour Kate Moran…

En moins de cinq minutes, le personnage interprété par Kate Moran glisse insensiblement du statut de prédatrice prenant les hommes (et les femmes) avant de les jeter l’instant d’après – elle fait un peu penser à Silvana Mangano dans la seconde moitié de Théorème – à celui de victime.

Silvana Mangano, chez Pasolini, c’est plutôt la fringale ininterrompue, l’impossibilité de combler un désir irrépressible et brutal.

Oui, aussi, je confirme. Les gigolos qu’elle lève en voiture apparaissent comme une sorte de « substitut méthadonique » au personnage de Terence Stamp qui vient de partir. Et le problème, précisément, c’est qu’aucun gigolo au monde n’égalera jamais Terence Stamp. Même pas en rêve.

Dans mon film, chaque baiser est d’abord une entrée et une sortie de champ, autrement dit le début et la fin d’une aventure. L’héroïne n’est jamais vraiment prédatrice, au contraire, elle vit d’emblée chaque départ comme une rupture, une blessure. En voyant le film, quelqu’un l’a comparé à une « biographie en baisers », ce qui m’a beaucoup plu, comme si l’héroïne vieillissait, s’abîmait (au sens fort du terme) entre le début et la fin du plan-séquence.

À moment donné, sans trop savoir d’ailleurs à quel instant précis la vapeur s’est inversée, on bascule vraiment dans l’horreur. Un peu comme dans le sketch de Zouc, dont la protagoniste se fait draguer par un gros lourdaud dans un bal populaire, et brusquement, ça finit par un viol « à sec ».

Oui, peut-être avec l’irruption de la fille et du garçon au loup qui confèrent au film une dimension partouzarde particulièrement inquiétante, quelque part entre Pierre Molinier et « Slave for You », le clip de Britney Spears. À moins que ce ne soit une réminiscence de mes visionnages intensifs de pornos amateurs dont les acteurs aux visages masqués transforment le sexe en activité douteuse et cauchemardesque.

Un chien andalou (1928) et Le Sang d’un poète (1930) semblaient renfermer tous les germes à venir, obsessions incluses, des cinémas de Luis Buñuel et Jean Cocteau. Là, c’est pareil : les filles cow-boys, les garçons Kleenex, les étreintes éphémères, tous les Yann Gonzalez à venir, du moins les trois suivants, sont déjà là… Tout est en place.

Vraiment ? Déjà ? Quelle tristesse, quel ennui…

Au générique, vous êtes à la fois réal et producteur. Difficile d’endosser simultanément les deux casquettes lorsqu’on n’a jamais vraiment tourné auparavant ?

C’était surtout une nécessité. Je voulais tourner le film très vite, sans attendre l’hypothétique feu vert des commissions financières classiques type CNC. Et puis je venais de me faire licencier du magazine pour lequel je bossais, j’avais 4.000 € de côté (le budget final du film), j’avais les moyens de me lancer.

ENTRACTE

Entracte : hymne à l’amour fou, hommage à la pop culture des années 80 (dont Lio, Jacno et Elli Medeiros, présents sur la BO ont constitué trois des piliers les plus élégants) ou les deux ?  

La chanson pop de Lio nourrit l’histoire d’amour et non l’inverse. Si la citation provoque un décrochage du récit, j’espère aussi qu’elle le prolonge, l’enrichit, nous renseigne sur Kate et sur Salvatore. Je n’aime pas beaucoup les films chantés en général (des exceptions toutefois : Demy, Vecchiali, etc.), mais là, on est ailleurs, dans une sorte de karaoké surnaturel, avec cette chanson qui surgit de nulle part et permet aux personnages d’exprimer leurs sentiments sans se dévoiler vraiment, puisqu’ils ne font que répéter, rejouer un tube lointain. « Amoureux solitaires » était, en cela, parfait : arrangements sucrés et paroles tragiques énoncées par une Lio froide, presque mécanique. La pop des années 80 était très forte pour évoquer des choses d’une tristesse infinie avec un mélange de distance et de putasserie assez unique en son genre.

60 ou 90 ans en arrière, selon que l’on se place du point de vue des années 80 ou du point de vue contemporain, c’est aussi le titre d’un des premiers films de René Clair, alors proche des Surréalistes, où l’on voit entre autres Man Ray et – comme c’est curieux… – Marcel Duchamp … qui réapparaîtra à sa manière dans Les Astres noirs, via son nom tatoué sur l’omoplate de Julien Doré : Yann Gonzalez chef de file d’un nouveau courant cinématographique subversif en attendant la pompe, les honneurs et l’Académie-Française (comme René Clair) ?

Je ne crois pas être très subversif. Je fais des films d’enfant sage qui se permet seulement de fantasmer librement.

Le plébiscite de ce film par un jeune public rappelle énormément, toutes proportions gardées, le phénomène Les Nuits fauves, il y a vingt ans. En mieux, en plus maîtrisé, mais avec la même sincérité et une générosité assez comparable. Le même « parler vrai » aussi : un dialogue censément cru (du Bertrand Blier en beaucoup plus élégant), mais jamais naturaliste et totalement dépourvu de vulgarité. D’ailleurs, pour vous, ce serait quoi la vulgarité au cinéma ?

La vulgarité, c’est mépriser ses personnages et ses acteurs, je pense à l’affreux cinéma de Guillaume Nicloux ou à Anne Fontaine qui filme Danielle Darrieux avec une caméra d’empailleuse.

Oui, ou le dos tout plissé d’Arielle Dombasle à la fin. Non seulement, elle s’est fait méchamment plaquer par son jeune amant, mais en plus, les deux dernières minutes, elle est filmée comme même Jeanne Calment ne l’a jamais été. Il y a des choses qu’on n’a pas le droit de faire à une jeune actrice. Et encore moins à Darrieux.

Pire encore, Il y a longtemps que je t’aime et le personnage de Kristin Scott Thomas, dont on pense qu’elle a assassiné son fils pendant 1H20 (pourquoi pas ? Ça serait un beau projet de film que de suivre et d’apprendre à aimer une telle héroïne), alors qu’elle a juste abrégé les souffrances de son enfant malade. Quelle horreur, vraiment. Mais là, ce n’est plus vulgaire, c’est obscène.

Cru ou cuit, le dialogue d'Entracte résonne très finalement aussi « théâtre » que « cinéma ». On l’imagine très bien reproduit sur scène à l’identique…

Oui, c’est vrai, mais une pièce de théâtre, c’est un unique plan fixe (même si c’est plus compliqué que ça), et moi, c’est le découpage qui m’intéresse, la friction inattendue entre deux plans, les enchaînements insensés, le collage magique et absurde que permet le cinéma.

La théorie (jubilatoire) de la « femme-pédale » : clin-d’œil au (long) monologue de Jean-Christophe Bouvet dans Les Passagers (Jean-Claude Guiguet, 1998) ou pure coïncidence ?

Je ne suis pas certain d’y avoir pensé sur le moment, mais c’est sans doute une influence inconsciente, puisque j’avais vu et aimé le film de Guiguet (même si je le trouve moins beau que Faubourg Saint-Martin). Je partage avec lui cette volonté de décloisonner les genres et les désirs, de ne pas s’en laisser conter par ces deux carcans que sont l’homosexualité et l’hétérosexualité, mais plutôt de prôner une pansexualité magnifique et généreuse, où tout le monde pourrait coucher avec tout le monde, en étant tour à tour dominé, dominant, homme, femme, créature, anal, buccal, vaginal, acteur, voyeur, etc. Même si je suis hélas loin de pratiquer dans la vie ce que je revendique au cinéma…

À propos de femme-pédale, je trouve assez bluffante la façon dont Kate Moran, réussit à rendre chic et classe des chorégraphies empruntées au pire des années-disco ou même des années 80. Réussir à ne pas être grotesque en dansant « robotique », comme dans les boums 1983-1984, ça relève assez de l’exploit, non ?

Parce qu’il y a son regard, la détresse de ses yeux qui « peuple » la mécanique de la danse, la « sentimentalise ».  Par ailleurs, je suis pour le grotesque, j’y vois une forme d’émotion, comme si du ridicule des personnages jaillissaient leur fragilité, leurs doutes et leurs manques.

Dans le même ordre d’idée, je crois que si le morceau Amoureux solitaires fonctionne aussi bien à l’écran, c’est d’abord parce que vous le faites « interpréter » par Salvatore Viviano plutôt que par Kate Moran, et ensuite parce que l’acteur mime le play-back au lieu de chanter par-dessus la musique. Ou plutôt parce qu’il le fait en utilisant uniquement les expressions du visage.

Les paroles de la chanson sont tellement fortes et décrivent avec une telle justesse la situation des personnages que le seul moyen d’éviter la redondance était de les coller directement dans la bouche de l’un et sur le corps de l’autre, comme s’ils rejouaient à deux mais sans avoir l’air d’y toucher une partition déjà écrite et dansée par d’autres. Salvatore, par ailleurs, est un peu le maître dé cérémonie du film, son héros « méta », il déroule le fil de la fiction jusqu’au moment où celle-ci le dépasse et parvient à le surprendre. Il me paraissait donc logique de lui confier ce play-back fantaisiste.

Le tournage d’Entracte semble marqué par la confirmation de l’existence d’une famille de cinéma, tant côté technique que côté distribution. Comment avez-vous découvert vos trois interprètes et les rôles ont-ils été écrits pour eux ? Le texte leur va tellement bien en bouche que l’on se demande par moments si eux-mêmes n’ont pas amené certaines répliques… C’est peut-être encore plus vrai pour Salvatore Viviano que pour ses deux partenaires.

J’ai découvert Kate et Pierre-Vincent [Chapus, NDLR] au théâtre, Salvatore à une fête. Et comme vous le pressentiez, le texte a été vraiment écrit pour eux trois, avec leur voix et leurs intonations en tête. Le projet était une manière d’intermède ludique et amical avant le tournage de Je vous hais petites filles qui tardait à se confirmer. Pour moi, le film parle vraiment de cela d’ailleurs, de l’amitié plus que de l’amour. L’amitié comme rempart à la dureté du monde, l’amitié qui permet d’invoquer les fantômes et de s’échapper du réel en créant de la fiction, voire du fantastique.

JE VOUS HAIS PETITES FILLES

Même noyau dur (Kate Moran, Salvatore Viviano, Pierre-Vincent Chapus) que précédemment, mais une manière de filmer diamétralement – radicalement ? – opposée : on passe d’un dispositif minimaliste et cohérent à quelque chose de plus censément éclaté, à la fois du point de vue de la narration et de la forme…

Un dispositif, ça tient sur cinq minutes, quinze maximum, mais il faut être très fort pour aller au-delà. Et puis je n’avais pas envie de m’enfermer, après seulement deux court métrages, dans un cocon conceptuel. J’aime aussi l’idée d’essayer progressivement des choses différentes, d’enrichir ma « boîte à outils » de film en film : commencer par un plan-séquence (By the Kiss), puis passer au montage (Entracte), au mouvement de caméra (Je vous hais petites filles) et, enfin, à un travail sur la profondeur de champ (Les Astres noirs). Avant, qui sait, un long métrage en 3-D et en odorama !! Plus sérieusement, cette forme éclatée, malade, correspondait à l’esprit du personnage de Kate, à ce va-et-vient incessant entre l’explosion adolescente et une stase adulte littéralement dépressive, entre l’énergie du punk et la mélancolie de la cold wave. Le film tente de figurer formellement cette sensation de ne pas vivre au présent et d’être à la fois dans le regret d’un état (amoureux, adolescent) et d’une époque fantasmée (l’explosion sexuelle et délirante des années Palace).

Entracte semblait (était ?) placé sous le signe de Fassbinder, Je vous hais… donne le sentiment d’osciller à l’infini entre le Leos Carax de Boy Meets Girl et les road movies makers américains. Il y a le plan lynchien de Kate Moran conduisant de nuit, quelque chose de Paris-Texas aussi…

Oui, tous les films et cinéastes dont vous parlez m’ont marqué à un moment donné de ma vie. Je vous hais petites filles est certainement un film de cinéphile, sauf que je n’ai pas pensé en terme de citation précise au moment du tournage. Du coup, les références remontent plutôt sous forme de couleurs, de postures, de sensations imperceptibles, comme les résurgences éparses d’un cinéma enfoui.

En même temps, le lien avec les années 80 est posé d’emblée : photo de Pacadis punaisée au mur, look résolument Beginning eigthies de Pierre-Vincent Chapus, présence à l’image de Marie France dont la carrière a commencé à sortir de l’underground avec les années Palace que vous évoquiez…

Kate est l’incarnation même du post punk et de la cold wave, elle danse (et pleure) sur les cendres du punk. Le post punk et la cold wave sont des genres musicaux adultes, réfléchis, souvent d’une détresse folle, qui semblent porter en eux la perte de l’insouciance. Les années 80, c’est donc ça, mais aussi l’hédonisme du Palace, une sorte de fête permanente qui réussissait à masquer l’effroi de l’époque. Si le personnage interprété par Kate fantasme sur Pacadis, Éva Ionesco ou Marie France, c’est parce qu’ils renvoyaient tous une image flamboyante et délirante d’une époque par ailleurs résolument sinistre. Kate, elle, se branle mais ne jouit pas. Elle tente de retrouver partout où elle va la joie du stupre et de la fête, mais sur son chemin, il n’y a que de l’amertume, des jeunes gens tristes et des fantômes.

Avec Marie France et Éva Ionesco en versions 2.0 de Patsy et Edina, vous réussissez haut la main là où Gabriel Aghion s’est méchamment vautré en tournant son atroce et très superfétatoire Absolument fabuleux il y a dix ans. Vous les connaissiez déjà avant de leur proposer les rôles ?

Je connaissais les mythes, bien sûr, mais elles, pas vraiment. J’avais toutefois interviewé Éva pour Têtu deux ou trois ans plus tôt, mais elle était restée assez distante, c’est quelqu'un de très méfiant, qui ne parle pas facilement d’elle et qui est aux antipodes de la jeune fille délurée qu’on peut voir sur les photos des années 70. Et puis il faudrait dire aussi un mot sur Maud Molyneux 1 qui s’est occupé des costumes du film avec Justine Pearce (encore une ancienne baby doll du Palace). Maud, c’était un vrai régal, un vieux monsieur fatigué dont l’œil brillait encore d’une existence dingue et de mille excentricités passées. J’étais tombé sur une interview de lui dans les Cahiers du Cinéma, un papier signé Clélia Cohen (qui apparaît aussi dans le film) et dans lequel Maud parlait de son travail de costumier sur les films de Pascal Thomas. Ce qui m’avait frappé, c’était sa façon de revendiquer le glamour, la personnalité et « l’aura » d’un costume, loin, très loin de la grisaille naturaliste française. Je crois qu’il s’est beaucoup amusé sur le tournage de la séquence de fête, bricolant avec Justine une quinzaine de pièces vaguement décadentes, cherchant dans son stock ce qui pouvait correspondre à telle ou telle silhouette, et puis retrouvant Marie France qu’il n’avait pas revue depuis longtemps. Je me souviens aussi de lui chez moi, à la fête de fin de tournage, une fête assez mémorable d’ailleurs. Il avait l’air ravi, carburant au vin rouge, racontant comment il avait couché avec un membre des New York Dolls (je ne me souviens plus lequel) et discutant avec tout le monde jusqu’à au moins trois heures du matin. Mon seul regret, mais de taille, c’est qu’il soit mort avant de voir le film…

Les imbrications théâtre/cinéma déjà perceptibles tout au long du dialogue d’Entracte se retrouvent ici dans le jeu, censément théâtral, d’Éva Ionesco et de Marie France, dont la façon de servir le texte, interprété de manière volontairement « exagérée » va quelque peu à l’encontre de celle la plupart de leurs partenaires… J’imagine volontiers que c’est vous qui leur avez demandé de le jouer ainsi.

Oui, je voulais qu’elles jouent une version « bigger than life » d’elles-mêmes, qu’elles soient excessivement vivantes, drôles et sexuelles par rapport à la faune désenchantée des jeunes gens qui peuplent la séquence de fête. Contrairement à Kate, elles ne s’accrochent pas au passé, elles ne vivent pas dans le souvenir, mais jouissent au présent. Mieux que des icônes figées, ce sont des femmes exaltées, délurées, dans le spectacle permanent d’elles-mêmes et du monde.

Indépendamment du fait que toutes les deux s’intègrent avec une aisance proche de l’évidence à votre « famille de cinéma », chacune à sa manière est une sorte de monstre sacré. Le fait de les diriger a-t-il été vécu par vous de façon plutôt angoissante, plutôt galvanisante ou plutôt les deux ?

Complètement galvanisante ! Je me souviens du jour où je les ai convoquées pour répéter la chorégraphie avec les autres acteurs du film. J’étais comme un enfant surexcité, j’avais l’impression de tenter une expérience de chimie un peu folle, de mélanger des ingrédients improbables et magnifiques qui allaient faire décoller le film ou bien l’enterrer définitivement. Au final, c’est un peu des deux, la séquence de danse a quelque chose de grotesque et de lyrique qui me plaît, même si on a eu peu de temps pour la faire et si je pense qu’elle aurait pu être plus puissante et intrépide sur le plan de la mise en scène.

Je vous hais petites filles peut être légitimement ressenti comme un film en partie pornographique (sans la connotation péjorative qui va généralement avec ce vocable), mais dont la dimension porno, tout avérée soit-elle, se serait pas, précisément, l’élément moteur… Un porno dans les faits mais ni dans l’intention, ni dans la globalité. De ce point de vue-là, il rappelle par endroits la démarche de Gaspar Noé dans certains de ces films ? Comment vous situez-vous par rapport à son univers ?

Je suis sensible à son talent de formaliste, surtout dans la première partie d’Irréversible, cette espèce de descente aux enfers avec la musique de Bangalter, c’est une expérience sensorielle très forte, on a vraiment la sensation d’être immergé dans la matière même du film, ce qui est rare au cinéma. Je suis moins preneur d’Enter the Void et de son esthétique mi-techno 90s ringarde mi-luminaires « Dom » (la boutique du Marais). Quant à son discours sur le Bien, le Mal, et sa fascination un peu glauque pour la drogue et le sexe, ça m’emmerde profondément. Moi aussi, je suis obsédé par la question du sexe, mais elle n’est jamais subie par mes personnages qui sont à l’inverse des créatures ontologiquement sexuelles -même si elles ne sont pas toujours épanouies de ce côté-là. Alors que chez Noé, le sexe est un élément extérieur, c’est le Mal, c’est le viol, c’est un poison malsain qui condamne ses personnages à n’être que des crapules immondes ou des anges souillés par le vice. Plus réactionnaire et idiot, tu meurs.

En ce sens, Je vous hais… pose aussi en creux la question de l’hypocrisie au cinéma dès qu’on parle de désir exacerbé ou d’amour fou. Pour vous, quelles sont les barrières ou les limites, si barrières ou limites il y a ? Et où commence véritablement l’indécence ?

La seule barrière, c’est celle du comédien. S’il y a le moindre doute de son côté par rapport à ce qu’il veut montrer, ça ne marche pas et ça me bloque. J’ai d’emblée senti chez Kate Moran (comme chez Salvatore Viviano) une ouverture et une liberté qui m’ont fait comprendre qu’on pouvait aller loin ensemble. J’ai récemment vu Happy Few, le nouveau film d’Antony Cordier (dont j’aimais bien le premier long, Douches Froides), c’est un film sur deux couples qui tombent amoureux et couchent les uns avec les autres (à part les deux mecs). Mais on sent les acteurs coincés à un niveau dingue, du coup on est mal à l’aise pour eux (en particulier pour Marina Foïs et Roschdy Zem), on n’a pas du tout envie de les voir à poil ou dans des postures sexuelles. C’est un film sur le désir et on ne sent que de la gêne et de l’angoisse. À travers eux, j’avais l’impression de lire tout le côté coincé et petit bourgeois du cinéma français et de ses acteurs, leur peur du sexe, leur terreur sous le masque d’une pseudo-audace. Bon, je devrais peut-être arrêter de cracher comme ça sur le cinéma français, parce qu’il y a quand même des gens que j’adore aujourd’hui : Jacques Nolot, Isild Le Besco, Lucile Hadzihalilovic, Lucille Chauffour, Alexandre Aja, Christophe Honoré, Philippe Grandrieux en partie, Breillat quelquefois, et puis Garrel et Carax bien sûr. Ah oui, dernièrement, j’ai aussi vu le premier long de Sophie Letourneur, Ma Vie au ranch, et j’ai trouvé ça incroyable, aventureux et unique.

Alors que de nombreux films oscillent entre pornographie et érotisme, Je vous hais… donne le sentiment d’exceller dans les deux domaines : d’un côté, la scène d’onanisme du début avec jambes écartées et sexe quasi béant, de l’autre, les séquences de vampirisme lesbien, qui lorgnent plus volontiers du côté de Jean Rollin…

Merci ! Jean Rollin, on ne peut pas me faire plus beau compliment.

Vous dites ça parce que vous ne l’avez jamais rencontré.

Peut-être. Quand j’avais dix-sept ans, je volais les cassettes de ses films et on les regardait le soir avec ma bande de potes. On était abasourdi par ce concentré de lyrisme et de fragilité mélangés. On connaissait par cœur certaines répliques de La Vampire nue, et notamment le monologue final de Michel Delahaye : « Demain, aujourd’hui, à tous moments, peut venir le jour des mutants ! ». On peut dire aujourd’hui que Rollin fait partie des rares poètes de notre cinéma. Il y a, dans des films comme La Rose de fer, Requiem pour un vampire ou La Nuit des Traquées, des fulgurances inouïes et un imaginaire de cinéma foisonnant, insolent, inspirant.

Je vous hais… est à ce jour votre film le plus déconcertant, et pas seulement par le titre (emprunté à M83 ou invention de votre part ?). Avez-vous le sentiment qu’il a été reçu par les spectateurs comme vous le désiriez au moment de l’écriture ou du tournage ?

Je pense que Je vous hais petites filles est un objet plutôt raté, dans le sens où il tente de raconter quelque chose de très simple (l’obsession d’une fille pour un garçon mort) en passant par un tas de chemins étranges qui brouillent le sens du film et le rendent en partie incompréhensible. Du coup, je suis à moitié satisfait du résultat, même s’il y a des séquences que j’aime beaucoup, notamment celle de la fête. Je pense que c’est la même chose pour les spectateurs, bien que certains soient parvenus à faire fi du sens pour récolter les petites sensations éparses que le film réussit, je crois, à procurer.

Au final, Je vous hais petites filles, comme choix de titre, c’est parce que Je vous aime petits garçons était déjà pris par nos amis les curés ou juste pour achalander le curieux ?

C’est un cri de haine du personnage de Kate, qui, bien entendu, est aussi un cri d’amour – « je crache sur l’adolescence parce que la mienne a foutu le camp ». Et puis c’est un titre fort, qui englobe les deux axes du film :  le romantisme violent du personnage et l’inspiration post-punk, puisque le titre est directement emprunté à un morceau de Throbbing Gristle, We Hate You Little Girls. Par ailleurs, si le film a pu attirer quelques spectateurs ou cinéphiles pervers alléchés par son titre ambigu, ce n’est pas pour me déplaire !

(suite)

1. Maud Molyneux (Marc Raynal, 1947-17/09/2008) : ex-pilier du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) créé par Guy Hocquenghem à l’aube des années 70, puis des (mythiques) Gazolines, par la suite comédien occasionnel chez Jean-Louis Jorge (Maggy Moon, Mélodrame), Adolfo Arrieta (Les Intrigues de Sylvia Couski, Tam-tam) et Virginie Thévenet (La nuit porte jarretelles, Jeux d’artifices), costumier de cinéma pour Pascal Thomas (La Dilettante, Mercredi, folle journée !, Mon petit doigt m’a dit…, Le Grand Appartement) et Patrick Mimouni (Quand je serai star), et surtout journaliste mode et télévision à Libération sous les pseudonymes de Maud Molyneux, Louella Intérim et Dora Forbes. C’est sciemment que nous avons choisi de nous aligner sur le discours de Yann Gonzalez et de parler de lui au masculin, malgré ses nombreux avatars « deuxième sexe ». On se reportera, pour supplément d’informations, aux souvenirs de Marie France – qui évoque plus volontiers Maud Molyneux au féminin – relatifs à la création de Maggy Moon à l’Olympic (futur Entrepôt), alors dirigé par l’actuel ministre de la Culture (Elle était une fois…, Denoël/X-Trême, 2003) ou à l’hommage écrit à quatre mains par Gérard Lefort et Olivier Séguret, peu après sa disparition.  

© Armel de Lorme